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Ewilan et CIE

Avant... VII

Rédigé par Arthur Petit

Je m'appelle Camille Duciel et, aujourd'hui, c'est mon anniversaire.

J'ai huit ans.

Enfin... c'est qu'on m'a dit et je suis bien obligée de le croire, puisque je ne possède aucun souvenir datant de plus de deux ans. Pas même celui de mon identité.

Un prénon, un nom, un âge.

Moi.

Huit ans, ce doit être vrai. A quelques mois près.

Il serait en effet curieux que le juge m'ait confiée au Duciel le jour précis de mes six ans. Je crois plutôt que mon père et ma mère - pourquoi les appeler ainsi est-il si difficile ? - ont trouvé plus pratique de me faire naître à l'instant exact où ils ont signé mon acte d'adoption. On pourrait presque considérer cela comme poétique, une sorte de promesse d'affection sans limite, un gage d'amour.

Presque.

M. et Mme Duciel ne sont pas des poètes.

Aujourd'hui, donc, j'ai huit ans et je m'en fiche.

Pas de fête "Voyons, Camille, quelques jours après Noël, ce ne serait vraiment pas raisonnable !".

Pas de copines à la maison "sans connaître leurs parents ? Vous plaisantez, Camille !".

Et, bien sûr, pas de cadeau "Vous êtes suffisamment gâtée, Camille, pour qu'il soit inutile de nous lancer dans des dépenses inconsidérées.".

Je ne suis pas étonné, l'an dernier ça à été la même chose.

Non. C'est faux. L'an dernier, j'ai eu droit à une surprise.

Au petit-déjeuner Mme Duciel m'a déclaré que, puisque j'étais grande, elle désirait désormais que je la vouvoie..

- Bien entendu, cette décision concerne également votre père, m'a-t-elle annoncé, m'apprenant ainsi que le vouvoiement était réciproque.

J'ai eu du mal à comprendre, du chagrin, un peu de honte aussi, puis je m'y suis habituée et, maintenant, je préférerais embrasser un crapaud gluant plutôt que tutoyer ma... mère. Il y a toujours une chance, infime mais réelle, pour que le crapaud se transforme en prince charmant.

Bref, aujourd'hui, j'ai huit ans et tout le monde s'en fiche.

J'ai obtenu l'autorisation de jouer dans le jardin "Veillez à ne pas vous salir, Camille !". Mais il fait froid, on dirait qu'il va neiger et je décide de rentrer.

Alors que je passe à côté de la nouvelle voiture de mon... père - il en change tous les six mois - garée devant le garage, je me souviens de la terreur qui m'a saisie lorsque je suis sortie du tribunal avec mes... parents, après l'adoption . j'étaits petite à l'époque, tout juste six ans, mais cela n'explique pas l'état dans lequel m'a plongée la vision de la circulation sur le boulevard.

Je suis restée pétrifiée sur le perron, incapable de proférer un mot, si effayée que c'est un miracle si je n'ai pas fait pipi sur moi. De ce jour, Mme Duciel demeure persuadée que je suis mentalement attardée et les bulletins élogieux que je rapporte chaque trimestre de l'école n'y changent rien.

- Vous n'êtes pas laide, se plaît-elle à me répéter, même si vos yeux sont... particuliers. Je suppose qu'il était illusoire de vous espérer intelligente.

Mes yeux sont violets. Ce n'est pas courant comme couleur mais, quand je les regarde dans une glace, je les trouve plutôt jolis. Mme Duciel n'est visiblement pas de cet avis.

Dommage.

Parfois j'imagine qu'elle me prend dans ses bras et me murmure que je suis aussi belle qu'une étoile ou un clair de lune. Je suppose que c'est ça la vraie définition d'illusoire.

En ce qui concerne l'intelligence, je préfère l'appréciation de la maîtresse.

C'est une maîtresse à la voix douce et aux long cheveux noirs. Elle me souffle souvent des compliments à l'oreille et plusieurs fois elle m'a déclaré en riant qu'elle avait de la chance que tous les élèves ne soient aussi doués que moi, sinon elle serait au chômage depuis longtemps.

Elle est gentille, ma maîtresse, mais je n'ai pas beaucoup de mérite à obtenir de bonnes notes. Je comprend vite, je retiens bien et, comme je n'ai pas de jouets ni le droit d'inviter de copines chez moi, je n'ai aucune raison de ne pas faire mes devoirs.

La pièce que je préfère dans la maison est la bibliothèque. Toutes les filles de ma classe préfèrent leur chambre, moi, c'est la bibliothèque. Si j'avais le droit, comme elles, d'accrocher des posters aux murs, de choisir ma house de couette ou mes rideaux, je partagerais sans doute leurs avis, mais en guise de poster, une broderie encadrée réalisée par la grand-mère de Mme Duciel est fixée au-dessus de mon oreiller, ma couette est un dessus-de-lit beige et mes rideaux datent du siècle dernier.

La bibliothèque, elle, au moins, permet de rêver.

Je suis la seule à l'utiliser, à l'exception des rares fois où M. Duciel se croit tenu d'y fumer un cigare avec un invité et m'oblige, le lendemain, à lire fenêtres ouvertes pour chasser l'odeur âcre de la fumée. Le reste du temps, elle et à moi. A moi seule.

Selon mon humeur, je choisis un livre avec soin ou j'en prends un au hasard. Je m'assois au fond d'un fauteuil en cuir et je ne me lève pas tant que je ne l'ai pas fini. Quel que soit lelivre. Epais ou fin, simple ou complexe, roman ou essai. J'ai découvert que quand je ne comprends pas tout, voire presque rien, il reste toujours des phrases qui font comme des lumières dans ma tête. De belles et chaudes lumières.

La semaine dernière, par exemple, j'ai lu qu'on mesure l'intelligence d'un individu à la quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter. Il m'a fallu du temps pour saisir le sens de cette phrase mais, quand j'y suis parvenue, j'ai failli descendre en courant pour l'offrir à Mme Duciel tellement je l'ai trouvée juste.

Le monsieur qui a écrit ça s'appelle Emmanuel Kant et s'il a raison, c'est bien la preuve que je ne suis pas bête puisque je ne possède aucune certitude. J'ignore même qui je suis vraiment.

Je me suis retenue en réalisant que, pour Mme Duciel, c'est le contraire. Le mot incertitude ne fait pas partie de son vocabulaire et je ne crois pas qu'elle aurait apprécié la citation.

Quand j'entre dans la maison, mes parents se précipitent vers moi, les yeux brillant d'amour et les bras chargés de cadeaux.

- Joyeux anniversaire ! s'écrient-ils ensemble.

Non, c'est une blague.

Quand j'entre dans la maison, Mme Duciel est dans la cuisine, M.Duciel lit le journal dans le salon. Ni l'un ni l'autre ne tournent la tête vers moi.

Je passe du hall à l'escalier de marbre avec la discrétion d'une souris, je grimpe à l'étage et je me glisse dans la bibliothèque.

J'attrape le livre que je guette depuis quelques jours et je m'installe dans mon fauteuil préférer.

Aujourd'hui, c'est mon anniversaire.
J'ai huit ans.
Tout le monde s'en fiche sauf moi mais cela n'a pas d'importance.
J'ai décidé d'apprendre le latin.

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